(23/10-2025) – Il y a une question que l’on me pose depuis des années, littéralement des centaines de fois: est-ce que les narcissiques savent que leur comportement n’est pas acceptable? Est-ce qu’ils ont conscience du mal qu’ils font? Est-ce qu’ils comprennent qu’ils blessent, qu’ils manipulent, qu’ils mentent?
Et, soyons honnêtes, cette question est rarement posée par curiosité scientifique. Non, elle vient d’une autre source: de l’espoir.
Parce que si l’on peut croire que le narcissique ne se rend pas compte de ce qu’il fait, alors tout s’explique. Il n’est pas mauvais, il est maladroit. Il n’est pas cruel, il est perdu. Il n’est pas froid, il est blessé. Et, évidemment, ça permet de ne pas trop regarder la réalité en face. Une jolie rationalisation. Ce petit mensonge qu’on se raconte à soi-même pour ne pas tout remettre en question.
Le problème, c’est que cette illusion a un coût. Elle vous maintient prisonnier. Tant que vous espérez que l’autre « ne sait pas ce qu’il fait », vous restez dans le rôle de celui qui va comprendre, sauver, expliquer, pardonner, encore et encore. Et pendant ce temps, lui continue exactement comme avant. Parce que, devinez quoi, il sait très bien ce qu’il fait.
Le masque du narcissique
Le narcissisme, ce n’est pas une spontanéité débridée, c’est une mise en scène soigneusement calibrée. Le narcissique porte un masque. Ce masque s’allume et s’éteint à volonté. Il lui permet d’être charmant, charismatique, aimable, brillant. Il sourit, il séduit, il écoute, il flatte. Et dès que le public disparaît, le masque tombe.
Prenons un exemple. Vous êtes à une fête. Votre partenaire narcissique est au sommet de son art. Il rit, il brille, il captive la salle. Ses collègues l’adorent, sa famille le trouve admirable. Et bien sûr, tout le monde vous dit la même chose: « Quelle chance vous avez de l’avoir! »
Vous rentrez dans la voiture, satisfait de la soirée. Et là, le ton change. « Pourquoi tu n’as pas parlé plus longtemps à ma mère? » « Tu m’as laissé seul quand ce type m’a adressé la parole! » « Ta blague, franchement, tu avais l’air idiot. » « Tu n’étais pas assez aimable avec mon patron, tu veux que je rate ma promotion ou quoi? »
Vous restez stupéfait. Vous pensiez que tout s’était bien passé. Vous revoyez la scène dans votre tête, vous cherchez l’erreur, la faute. Vous commencez à douter. Peut-être que vous avez dit quelque chose d’inapproprié. Peut-être que vous avez mal compris. Et pendant que vous cherchez, lui vous regarde calmement, satisfait: le déséquilibre est de retour.
Ce changement brutal n’est pas une perte de contrôle. Ce n’est pas un accident émotionnel. C’est une stratégie. La preuve? Il a été capable de se contrôler pendant toute la soirée. Il a choisi quand être charmant, quand sourire, quand écouter, quand se montrer empathique. Ce contrôle sélectif montre bien que son comportement n’est pas impulsif. C’est volontaire.
« Avec toi, je peux être moi-même »
Il y a une phrase que les narcissiques adorent dire après un de ces accès d’agressivité: « Avec toi, je peux être moi-même. » Ce qui, traduit, signifie: « Avec toi, je peux être désagréable, méprisant, injuste, sans perdre ton affection. »
Et cette phrase fonctionne. Parce qu’elle fait appel à votre empathie. Vous entendez « être soi-même » et vous pensez à sincérité, authenticité, vulnérabilité. Vous oubliez que dans leur cas, « soi-même » veut dire « abusif ». Si être soi-même, c’est insulter, humilier ou dévaloriser, il y a un sérieux problème d’identité.
Mais encore une fois, ce n’est pas un dérapage. C’est un choix. Ils savent très bien qu’ils ne peuvent pas parler comme ça à leur patron, ni à leur collègue, ni à leur mère. Et ils ne le font pas. Étrangement, la rage, les reproches, les humiliations sont réservés à une seule personne: vous. Celle qui pardonne, celle qui explique, celle qui comprend.
Le cycle de la manipulation consciente
Les narcissiques fonctionnent selon un cycle. Ils commencent par l’idéalisation: ils vous couvrent d’attention, vous font sentir unique. Puis vient la dévalorisation: ils critiquent, rabaissent, ridiculisent. Ensuite, ils vous laissent espérer un retour à la phase initiale. Et le cycle recommence.
Chaque étape de ce processus est délibérée. Ce n’est pas une explosion émotionnelle, c’est un contrôle de l’approvisionnement. Leur but n’est pas la relation, mais la réaction. Ils se nourrissent de l’effet qu’ils provoquent: la confusion, la peur, la culpabilité.
Ils savent qu’en vous rendant coupable, vous chercherez à vous rattraper. Ils savent qu’en vous blessant, vous chercherez à les apaiser. Ils savent qu’en vous déstabilisant, vous perdrez votre capacité de discernement. Bref, ils savent très bien ce qu’ils font.
Et la preuve la plus flagrante de cette conscience, c’est leur capacité à s’adapter à leur environnement. Ils peuvent passer de l’ange au démon en trois secondes, sans la moindre incohérence interne. Ce n’est pas une perte de repères, c’est une partition qu’ils maîtrisent à la perfection.
Le masque, version professionnelle
Vous les avez sans doute déjà vus à l’œuvre dans un cadre professionnel. Au téléphone ou en réunion, ils sont impeccables: polis, compétents, flatteurs, empathiques. Puis, dès que l’appel est terminé, ils deviennent cassants, arrogants, méprisants.
Ce contraste ne peut exister que si la personne contrôle parfaitement son comportement. On ne passe pas de la douceur à la cruauté par accident. On le fait parce qu’on le peut, parce qu’on le veut et parce qu’on en tire quelque chose.
Le narcissique sait très bien que certaines attitudes lui coûteraient cher s’il les montrait à tout le monde. Il se garde bien de le faire. En revanche, il sait aussi qu’avec vous, il peut tout se permettre. C’est d’ailleurs un des signes les plus clairs de ce type de relation: il agit avec vous d’une manière qu’il n’oserait jamais adopter ailleurs.
La fatigue de jouer au gentil
Ce qui rend la situation encore plus évidente, c’est la fatigue qui s’installe chez le narcissique quand il doit jouer le gentil. Être aimable, empathique, prévenant, ça lui coûte. Ce n’est pas naturel pour lui. Il le fait quand il y a un enjeu: séduire, impressionner, obtenir quelque chose. Une fois cet objectif atteint, il relâche la pression.
Et c’est là que le masque tombe. Non pas parce qu’il est épuisé au point de « ne plus se contrôler », mais parce qu’il estime que ce n’est plus nécessaire. Avec vous, il n’a plus besoin de faire semblant. Vous êtes déjà acquis. Et c’est précisément ce qui le rend dangereux.
Car dans sa logique, il n’a pas de raison morale de se retenir. Il ne perçoit pas la relation comme un échange mutuel, mais comme une structure de pouvoir. Il teste vos limites. Et tant que vous restez, il continue.
L’illusion du « il ne sait pas ce qu’il fait »
L’une des plus grandes erreurs dans ce type de relation, c’est de croire que l’autre agit sans conscience. C’est humain: l’idée qu’un comportement violent soit intentionnel est difficile à accepter. Alors, on cherche des excuses.
Peut-être qu’il ne se rend pas compte. Peut-être qu’il ne voulait pas blesser. Peut-être qu’il a eu une enfance difficile. Peut-être qu’il a besoin d’aide.
Toutes ces pensées ont un point commun: elles vous déresponsabilisent de l’action à prendre. Elles vous permettent de rester, d’attendre, d’espérer.
Mais la réalité, c’est que cette rationalisation fait partie du piège. Le narcissique compte sur votre capacité à tout expliquer, à tout comprendre, à tout excuser. Il sait que plus vous cherchez à comprendre, moins vous agissez.
Le rôle du lien traumatique
Le lien traumatique joue un rôle clé dans ce mécanisme. Il se crée à force d’alternance entre affection et rejet. Vous ne savez jamais à quoi vous attendre. Vous devenez accro à la phase positive et obsédé par l’idée de la retrouver.
Et cette dynamique n’est pas accidentelle. Elle est entretenue. Le narcissique sait exactement quand vous donner une caresse après une gifle émotionnelle. Il sait quand vous récompenser, quand vous ignorer, quand vous humilier. Il dose les récompenses et les punitions comme un dresseur avec son animal.
Le résultat, c’est que vous restez prisonnier, persuadé que vous pouvez regagner sa bienveillance si vous trouvez la bonne attitude. Et pendant ce temps, lui profite de ce pouvoir qu’il exerce sur vous.
Les motivations réelles
Les narcissiques ne cherchent pas l’amour, ni la complicité, ni la tendresse. Ils cherchent l’approvisionnement. Cet approvisionnement, c’est la réaction émotionnelle qu’ils suscitent. Peu importe que ce soit de la peur, de la colère ou de la soumission. Tout ce qui prouve qu’ils ont une emprise leur suffit.
C’est leur oxygène. Sans cette attention, ils s’effondrent. Et c’est précisément pour éviter cet effondrement qu’ils entretiennent ces cycles d’abus et de récompense.
On pourrait croire que cette recherche d’attention est inconsciente, mais elle ne l’est pas. Ils savent parfaitement comment l’obtenir, sur qui, et à quel moment. Ils observent, analysent et adaptent leur comportement pour maximiser leur contrôle.
Les justifications absurdes
Après un épisode d’agressivité, ils se justifient souvent. « Tu m’as provoqué. » « Je ne suis pas parfait. » « Tu sais bien comment je suis. » Ou encore « C’est parce que je t’aime que je réagis comme ça. »
Des phrases qui, prises isolément, pourraient sembler anodines. Mais dans ce contexte, elles servent un objectif: vous faire douter de votre perception. C’est de la Réalitorsion pure. On tord la réalité jusqu’à ce que vous doutiez de vos propres souvenirs. Et quand vous doutez, vous êtes manipulable.
La mécanique est simple: il agit, il nie, il retourne la faute. Vous finissez par vous excuser de ce que vous n’avez pas fait. Et il le sait.
Quand la conscience devient mépris
Le narcissique ne se contente pas de savoir ce qu’il fait. Il méprise ceux qui ne voient pas clair dans son jeu. Il considère votre compréhension, votre empathie, votre pardon, comme des faiblesses. Plus vous cherchez à dialoguer, plus il vous méprise.
Ce mépris se nourrit de votre gentillesse. Il sait que vous allez revenir, que vous allez chercher à arranger les choses, que vous allez vous excuser d’un ton qu’il trouvera « adorable ».
Et c’est là que réside l’une des pires ironies: vous pensez que votre compréhension va sauver la relation, alors qu’elle la condamne.
Comment savoir s’il sait
Posez-vous une seule question: cette personne est-elle capable d’être charmante, douce, drôle, polie avec d’autres, puis froide, méchante, violente avec vous? Si la réponse est oui, elle sait exactement ce qu’elle fait.
Personne ne change de personnalité selon le public par hasard. Ce contrôle indique une intention. Ce n’est pas un problème de tempérament, c’est une stratégie sociale.
Et la prochaine fois que vous entendez « je ne voulais pas », souvenez-vous de toutes les fois où il a parfaitement su se retenir avec les autres. Ce qu’il ne voulait pas, c’est perdre son pouvoir.
La vraie question à se poser
Au fond, la question n’est pas « sait-il ce qu’il fait? » mais « pourquoi est-ce que je continue à le tolérer? »
Tant que vous resterez dans cette dynamique, il n’aura aucune raison de changer. Parce que dans sa tête, tout va bien. Il agit, vous restez. L’équation fonctionne. Et tant qu’elle fonctionne, il continue.
C’est lorsque vous cessez de répondre, lorsque vous vous éloignez, que le jeu s’effondre. Parce qu’il ne trouve plus sa source d’approvisionnement. C’est à ce moment-là seulement que la façade craque, et qu’il révèle sa véritable panique intérieure.
Mais pour que ce moment arrive, il faut d’abord voir les choses telles qu’elles sont: oui, il sait. Et non, il ne va pas s’arrêter tout seul.
La lucidité comme point de départ
Sortir de cette emprise, c’est admettre cette vérité inconfortable: il ne s’agit pas d’un malentendu, mais d’une exploitation consciente. Ce n’est pas de la maladresse, c’est de la domination.
Une fois que vous l’avez compris, tout change. Vous cessez d’attendre des excuses, vous cessez de chercher la logique, vous cessez de penser que l’amour va le sauver. Vous commencez à observer ses actes au lieu d’écouter ses mots.
Et c’est là, précisément là, que vous reprenez le pouvoir. Parce que la seule chose qu’il n’avait pas prévue, c’est que vous ouvriez les yeux. (Cyril Malka)




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