(10/04-2025) – Dans le monde complexe des relations humaines, certains mécanismes de manipulation peuvent s’avérer particulièrement destructeurs. Parmi eux, la réalitorsion occupe une place prépondérante.
Ce terme, que j’ai choisi pour traduire le concept anglais de « gaslighting », mérite d’être clairement défini et expliqué, car sa compréhension est essentielle pour quiconque souhaite protéger son équilibre mental et émotionnel.
La réalitorsion est un processus d’abus psychologique et de manipulation qui implique de nier la réalité, l’expérience et les perceptions d’une autre personne, sapant ainsi ses capacités mentales et sa santé psychologique. C’est un mot-valise formé de « réalité » et « distorsion », pour illustrer le concept de distorsion de la réalité.
En anglais, ce phénomène est désigné par le terme « gaslighting » ou « gaslight », faisant référence au film de 1944 « Gaslight » (intitulé « Hantise » en français).
Dans ce film, un mari manipule délibérément sa femme pour lui faire croire qu’elle perd la raison. Le titre original fait allusion aux lampes à gaz qui baissent d’intensité lorsque le mari utilise l’éclairage au gaz ailleurs dans la maison, tout en niant que la luminosité ait changé lorsque sa femme le lui fait remarquer.
Dans le langage courant, la réalitorsion se manifeste par des phrases comme : « Je n’ai jamais dit ça », « Tu dois avoir des problèmes de mémoire », ou « Tu es paranoïaque si tu penses que j’ai dit cela ». Et cela même face à des preuves irréfutables, comme un enregistrement. Le réalitortionnaire niera la réalité, quelles que soient les preuves présentées.
Il est primordial de comprendre que la réalitorsion n’est pas un acte isolé ou aléatoire. C’est un processus systématique de conditionnement. Lorsqu’une personne utilise la réalitorsion envers vous, elle cherche à vous conditionner, à remodeler votre perception de la réalité.
Ce conditionnement s’opère généralement après l’établissement d’une relation de confiance. Une fois que vous faites confiance à cette personne ou à son expertise, elle peut plus facilement vous amener à remettre en question vos propres perceptions. Vous commencez alors à douter de vous-même : « Peut-être a-t-il raison », « Peut-être ai-je mal entendu ou mal compris ».
Pour bien cerner ce phénomène, explorons sept caractéristiques fondamentales de la réalitorsion :
Ces sept aspects constituent les piliers fondamentaux de la réalitorsion, mais il peut en exister d’autres variantes ou nuances selon les situations.
Pour éviter toute confusion, il est tout aussi important de clarifier ce que la réalitorsion n’est pas :
La réalitorsion n’est pas synonyme de narcissisme, bien qu’ils soient souvent associés. La réalitorsion est un outil, une technique utilisée par tous les narcissiques, mais tous les réalitortionnaires ne sont pas narcissiques.
Des chefs d’entreprise, des politiciens et d’autres personnes peuvent recourir à la réalitorsion sans pour autant présenter un trouble narcissique de la personnalité. En revanche, il est vrai que tous les narcissiques emploient la réalitorsion comme outil de manipulation.
Un simple mensonge n’est pas de la réalitorsion. Si quelqu’un ment sur ses activités (par exemple, nier être allé boire un verre avec un collègue) et est confronté à une preuve (comme une photo sur les réseaux sociaux), sa réaction typique serait de l'embarras, peut-être une excuse maladroite, mais pas une attaque.
En revanche, si face à cette même preuve, la personne répond : « Qu’est-ce que c’est que ce harcèlement paranoïaque ? Tu épluches les réseaux sociaux pour m’espionner ? Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas chez toi ! », alors nous sommes bien en présence de réalitorsion. La différence réside dans la façon dont la personne réagit lorsqu’elle est confrontée à la vérité.
Avoir une opinion différente n’est pas de la réalitorsion. Si vous pensez que les burgers de la marque A sont les meilleurs et que quelqu’un d’autre préfère ceux de la marque B, il s’agit simplement d’une différence de goût ou d’opinion, pas d’une tentative de nier votre réalité.
La colère, même inattendue ou disproportionnée, n’est pas nécessairement de la réalitorsion. Si quelqu’un se met en colère parce que vous êtes en retard ou parce que vous avez exprimé une opinion qu’il n’apprécie pas, c’est une réaction émotionnelle, pas une distorsion de la réalité. Cette réaction peut être inconfortable, inattendue, inappropriée ou injuste, mais elle reste une réaction et non une distorsion.
Avoir des croyances différentes, même des croyances que vous trouvez répréhensibles, n’est pas en soi de la réalitorsion. Si quelqu’un soutient un candidat politique ou une position idéologique que vous désapprouvez, cela relève d’une différence dans le système de valeurs, pas d’une manipulation psychologique.
En revanche, si cette personne affirme que sa croyance est la seule valable, que vous êtes stupide de penser autrement, et qu’elle rabaisse systématiquement votre vision du monde, alors oui, nous entrons dans le domaine de la réalitorsion.
Dans notre monde de plus en plus polarisé, il est devenu courant de qualifier tout désaccord de « réalitorsion », tout comme on étiquette facilement certaines positions comme d’extrême droite, d’extrême gauche, de racistes, etc. Cette tendance à appliquer hâtivement des étiquettes fortes dilue leur signification et leur impact.
Il est fondamental de réserver le terme « réalitorsion » aux situations qui correspondent véritablement à sa définition. Si nous l’utilisons à tort et à travers, il perdra de sa valeur, tout comme le terme « extrême droite » a perdu de sa précision à force d’être employé de manière excessive et inappropriée.
Le mot « réalitorsion » est puissant et utile, mais il doit être utilisé correctement pour conserver sa pertinence et son efficacité. Certaines situations en relèvent, d’autres non, et il est essentiel de connaître la différence.
La réalitorsion peut prendre des formes subtiles dans la vie quotidienne, ce qui la rend parfois difficile à identifier. Voici quelques manifestations concrètes :
Dans les relations intimes, la réalitorsion peut commencer par de petites remarques apparemment anodines : « Tu as vraiment dit ça ? Je ne m’en souviens pas du tout », « Tu exagères toujours tout », « Tu es trop sensible ».
Progressivement, ces commentaires s’intensifient et s’accompagnent souvent d’un isolement social. Le réalitortionnaire peut chercher à vous couper de vos proches, suggérant qu’ils ont une mauvaise influence sur vous ou qu’ils ne vous comprennent pas vraiment. « Ta famille ne veut que te manipuler », « Tes amis ne te connaissent pas comme moi ».
Au travail, la réalitorsion peut se manifester par des supérieurs ou des collègues qui rejettent systématiquement vos idées, minimisent vos contributions ou réécrivent l’histoire des projets. « Nous n’avons jamais convenu de cette approche », « Je n’ai jamais reçu ce mail », « Vous n’avez pas compris les objectifs depuis le début ».
Cette forme de manipulation professionnelle peut être particulièrement destructrice car elle remet en question non seulement votre perception mais aussi vos compétences et votre valeur professionnelle.
À plus grande échelle, la réalitorsion peut être utilisée comme stratégie médiatique ou politique. Certains dirigeants ou organisations peuvent nier des faits établis, contredire des déclarations enregistrées ou rejeter des données scientifiques consensuelles. « Je n’ai jamais dit cela », malgré des enregistrements vidéo prouvant le contraire, ou « Ce n’est pas ce que je voulais dire » sont des exemples classiques.
Cette forme institutionnalisée de réalitorsion est particulièrement dangereuse car elle peut affecter collectivement notre perception de la réalité et éroder la confiance dans les institutions et l’expertise.
Être victime de réalitorsion sur une période prolongée peut avoir des effets dévastateurs sur la santé mentale :
La conséquence la plus immédiate est une érosion progressive de la confiance en soi. À force d’être constamment remis en question, vous commencez à douter de vos perceptions, de votre mémoire, de votre jugement. Cette perte de confiance peut s’étendre à d’autres domaines de votre vie, affectant vos décisions professionnelles, vos relations sociales et votre bien-être général.
L’incertitude constante générée par la réalitorsion peut conduire à des niveaux élevés d’anxiété. Vous pouvez développer une hypervigilance, analysant obsessionnellement chaque interaction pour tenter de cerner la « vraie » réalité. Cette tension permanente, combinée au sentiment d’impuissance, peut évoluer vers une dépression.
À terme, les victimes de réalitorsion peuvent ressentir une dissociation ou une déconnexion de leur propre identité. Ne sachant plus à quoi ou à qui se fier, elles peuvent adopter une attitude de détachement comme mécanisme de défense. « Si je ne peux pas faire confiance à mes perceptions, autant ne plus rien ressentir. »
Paradoxalement, malgré la souffrance infligée, la victime peut développer une dépendance émotionnelle envers le réalitortionnaire. Ayant perdu confiance en son propre jugement, elle s’en remet de plus en plus à l’agresseur pour définir ce qui est « vrai » ou « réel », renforçant ainsi le cycle de manipulation.
Face à ce phénomène destructeur, quelles stratégies pouvons-nous adopter pour préserver notre équilibre mental ?
La première ligne de défense consiste à réaffirmer la validité de vos perceptions. Tenez un journal détaillant les événements tels que vous les avez vécus. Cela vous fournira une référence objective et contrecarrera les tentatives de réécriture de l’histoire.
Partagez vos expériences avec des personnes de confiance extérieures à la relation problématique. Leurs perspectives peuvent vous aider à distinguer la réalité de la manipulation. Un thérapeute professionnel peut également offrir un cadre sécurisé pour explorer ces dynamiques.
Apprenez à reconnaître les comportements manipulateurs et à établir des limites fermes. Cela peut inclure de mettre fin à des conversations lorsqu’elles deviennent manipulatrices ou d’exiger des interactions respectueuses.
Engagez-vous dans des activités qui renforcent votre sens de l’identité et votre confiance. Cela peut être aussi simple que de vous fier à vos goûts personnels pour des choix quotidiens, ou aussi complexe que de développer de nouvelles compétences qui affirment votre valeur indépendamment des validations externes.
Si la relation continue à être destructrice malgré vos efforts pour établir des limites saines, il peut être nécessaire de prendre de la distance, temporairement ou définitivement. Votre bien-être mental doit rester prioritaire.
La réalitorsion soulève des questions profondes sur la nature de la réalité, de la perception et des relations humaines. Comment pouvons-nous être certains de ce que nous percevons ? Comment naviguer dans un monde où la vérité semble parfois subjective ?
Ces questions philosophiques n’ont pas de réponses simples, mais elles nous invitent à cultiver une relation plus consciente avec notre perception du monde et nos interactions avec les autres. La solution n’est pas nécessairement de devenir méfiant envers tout le monde, mais plutôt de développer une conscience aiguë de la dynamique des relations saines versus toxiques.
Une relation saine implique le respect mutuel des perceptions et des expériences de chacun, même lorsqu’elles diffèrent. Elle reconnaît que deux personnes peuvent vivre la même situation différemment sans que l’une ou l’autre n’ait « tort ».
Comprendre la réalitorsion, c’est acquérir un outil puissant pour protéger votre intégrité psychologique. En sachant identifier cette forme de manipulation, vous pouvez prendre des mesures concrètes pour préserver votre perception de la réalité et votre bien-être mental.
Souvenez-vous que votre expérience est valide. Vos perceptions, vos émotions et vos souvenirs vous appartiennent, et personne n’a le droit de les redéfinir pour vous. En fin de compte, la meilleure défense contre la réalitorsion est peut-être simplement la confiance en soi et en sa propre expérience du monde.
La réalitorsion prospère dans l’ombre du doute. En y apportant la lumière de la conscience et de la compréhension, nous pouvons briser son emprise et reconstruire des relations basées sur le respect mutuel et l’authenticité. (Cyril Malka)
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