Morale sur internet

Kill with me

(22/07-2014) – On ne tue pas. C’est une règle qui est (heureusement !) respectée par la plupart d’entre nous. Mais la respectons-nous, car nous le voulons vraiment ? Le film « intraçable » donne à réfléchir sur cette règle.

Le film américain untraceable (2008) avait trouvé une méthode intéressante de faire de la pub.

Ils avaient fait un site internet, sur www.killwithme.com (tuez avec moi), qui aujourd’hui n’existe plus. On y voyait la photo d’un crâne et en grosses lettres : « Enter » (entrez).

Si vous cliquiez dessus, une fenêtre apparaissait sur votre écran et vous y lisiez :

Visiter cette page internet pourrait blesser des innocents. Voulez-vous toujours entrer ?

Et vous pouviez cliquer sur Oui (yes) ou sur Non (no).

D’après la statistique de cette page internet, et au moment où j’écrivais ces lignes pour la première fois, en 2008, seuls 11 % des internautes avaient cliqué sur « no ».

89 % des internautes ont ignoré l’avertissement et ont cliqué sur Yes.

Dans le film « Intraçable », qui a paru en mars 2008, l’affaire est un peu plus compliquée (attention si vous continuez à lire, je vais dévoiler des éléments du film).

Dans ce film, un sociopathe a conçu une page internet, “killwithme.com« , qui, en fin de compte, est une machine à tuer.

Il a capturé et enfermé des personnes qui sont reliées à divers instruments de torture et de mort et chaque fois qu’un internaute clique sur « Enter », un des instruments se déclenche ce qui, à terme, tue la personne.

En fin de compte, plus ce site web a de visiteurs, et plus de personnes vont mourir et plus elles meurent vite.

Un sacré dilemme, car même la police, afin de voir ce qui se passe sur cette page, est obligée de cliquer et donc de participer à l’assassinat.

Dans ce cas bien précis, juridiquement, il n’y a pas de coupable, car qui peut dire quel est l’internaute qui a commis le crime. De plus, du fait où la mort arrive à petit feu (par exemple par injection de poison), ce n’est pas la dose infime donnée par un internaute spécifique qui tue, ce n’est que la dernière, mais la dernière n’aurait pas tué s’il n’y avait pas eu de doses précédentes.

Enfin, les coupables ne peuvent pas être attrapés.

Comment retrouver 100.000 personnes qui se sont connectées, comment prouver que le propriétaire de l’ordinateur est celui qui a cliqué?

En gros : Le meurtre parfait sans coupable.

Et de là, la question : Qu’est-ce qui nous empêche de tuer ? Le sens moral ? La peur d’être pris ?

Le problème du net est que rien ne peut arrêter l’internaute. Il n’y a ni police, ni lois, ni règles, ni rien d’autre. La seule barrière qui existe est le sens moral de l’internaute. Il lui faut avoir suffisamment de sens moral et d’auto-discipline pour pouvoir agir de façon raisonnable et humaine même si personne n’est là pour le contrôler.

Et si on pouvait tuer quelqu’un de façon toute à fait anonyme, sans risque d’être pris… Qu’en serait-il?

89 % oseraient.

Sans aller aussi loin, il est de plus en plus évident que le ton sur internet se durcit, les gens deviennent de plus en plus violents dans leur propos et de plus en plus agressifs.

Comment est-ce que ces choses sont imbriquées les unes dans les autres.

Pour comprendre ce qu’il se passe, il nous faut faire appel aux observations d’un psychologue américain, Lawrence Kohlberg (1927 – 1987).

Se basant sur les travaux du cognitif Jean Piaget, il a mis des cobayes en proie à des dilemmes moraux et, plutôt que de s’intéresser aux valeurs communiquées, il s’est intéressé au mode d’argumentation utilisé pour se justifier.

En analysant ces arguments, il en est arrivé à trouver trois principes moraux fondamentaux chez l’humain: la période préconventionnelle, la période conventionnelle et la période postconventionnelle.

Dans la période préconventionnelle, l’enfant a entre deux et sept ans et il n’a pas encore intégré les valeurs sociales. Il va se poser des questions du genre : est-ce que je vais être puni ? Est-ce que je vais être récompensé ? Ce sera par rapport à lui, en tant que personne.

L’enfant n’a pas la compréhension de l’autre en tant qu’entité.

C’est pour cette raison que vers cet âge, les enfants peuvent faire mal aux animaux ou à leurs camarades. L’autre n’est pas vraiment une personne à part entière.

L’ordinateur et certaines activités sur l’ordinateur (comme certains jeux vidéo violents) jouent sur ce principe : l’autre est virtuel, il n’existe pas. On peut « tuer » quelqu’un sans autre risque que de « mourir » dans le jeu.

Sur les groupes de discussions, on peut parfaitement insulter et se comporter violemment sans aucun risque.

Lorsque l’internaute agit de cette façon, il se trouve à ce stade de la morale.

Le deuxième stade est le stade conventionnel. L’enfant a, environ, entre 7 et 15 ans.

À cet âge, l’enfant a compris qu’il y a certaines conventions qui sont à respecter. Comme il est en train de bâtir sa personnalité, les choses les plus importantes dans son monde sont : que vont penser les autres ?

Il est très demandeur et veut être aimé par les autres, il doit donc être gentil, se comporter de façon correcte, etc.

Les personnes qui font ou ne font pas certaines choses parce que « les autres ne doivent pas penser ceci ou cela de moi » sont à ce stade, et il s’agit de la majorité de la population.

Avant que l’internaute s’inquiète de cela, il faudrait qu’il y ait des règles. Or il n’y en a pas sur Internet. De plus, il est assez facile de se « faire une personnalité » qui va s’épancher sur tout sans risque que la personnalité « principale » (nous) soit touchée. En fait, on peut se faire une personnalité factice et sortir sa haine, des menaces sans beaucoup de risques d’être inquiété. Attention, néanmoins, techniquement parlant, si on n’utilise pas de proxy sécurisé ou un système comme Tor, on peut être retrouvé, mais la plupart des internautes qui jouent à ce jeu l’ignorent.

Sur internet, il n’y a pas que de l’information. Il y en a, bien sûr, mais la tendance va de plus en plus vers l’exhibition. Que ce soit Facebook, Google+, YouTube ou autre communauté, une foule de personnes se dévoilent et se montrent. Il faut prouver, il faut montrer qu’on est spécial, différent, autrement, qu’on a du succès…

Et une personnalité importante sur le net est une personne dont le profil, dont la page, est beaucoup visité. C’est le succès.

Pour des visites, beaucoup sont prêts à faire tout et n’importe quoi. De préférence, choquer les autres, car cela donne des clics, donc de l’importance. Cela peut même donner de l’argent, car certains annonceurs, si on a beaucoup de clics, proposent leur banderole à mettre sur le site contre une bonne rémunération cash en retour.

Si on en est à ce niveau, en tant qu’internaute, on est aussi arrivé au niveau conventionnel.

Force est d’admettre qu’une très grande partie des internautes est située à ce niveau.

Le troisième niveau est le niveau postconventionnel.

C’est un niveau où le comportement dépasse les principes sociaux. Il est alors basé sur des règles du respect de l’humain et de l’individu et il est obtenu par certains (au maximum 25 % de la population nous dit Kohlberg) après l’âge de 15 ans.

Pour revenir au test de la page internet killwithme.com, nous pourrions dire que :

Préconventionnel : Vous avez cliqué.

Conventionnel : Deux possibilités, 1) vous avez cliqué et vous le niez, ou 2) vous n’avez pas cliqué par peur qu’on vous trouve pervers ou dérangé.

Postconventionnel : Vous n’avez pas cliqué, car — même si cela reste de la théorie — il est hors de question que vous blessiez un innocent, même si vous êtes sûr et certain de ne jamais être pris.

Le message de ce film est clair et net : arrive un moment où internet détruit ces principes. Nous en restons au niveau préconventionnel ou (au mieux) conventionnel.

Et est-ce que, dans la vie réelle, nous ne participons pas à blesser d’autres personnes rien qu’en étant spectateur ?

Nick Berg

Car en plus d’être sur internet, les journaux et la télé en ont parlé, comme cela, une bonne partie de ceux qui ne le savaient pas en a pris connaissance et s’est alors jetée sur l’ordinateur afin de voir de ses yeux ce que la télé n’avait montré qu’à moitié.

Si, par exemple, la décapitation de Nick Berg par les musulmans n’avait pas été diffusée partout, il y aurait-il eu d’autres victimes ? Il y aurait-il eu une première victime ?

Il y aurait-il eu un intérêt à ce genre d’action si cette vidéo n’était pas devenue la plus populaire du web et des médias ?

Et dans ce cas, en ajoutant un clic à la statistique de la vidéo, n’avons-nous pas été complices des décapitations suivantes ?

Est-ce que les médias montreraient ce genre de programme si l’audimat tombait (et de là l’argent engrangé par les pubs) ?

Même l’internaute a une responsabilité, même le téléspectateur a une influence.

Ce film d’horreur assez cru (mais avec une fin faible, à mon avis) pose les bonnes questions et c’est à nous de trouver les réponses et, surtout, la façon d’agir.

Dominez vos clics. (Cyril Malka)

© 2008 – 2014 – Cyril Malka.

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